Poules, agneaux, veaux, lapins, poissons, bécasses… En entrant dans le métier, je ne savais pas ce que nous devions, nous cartographes, à nos frères et sœurs animaux. Étant  le dernier arrivé, c’est à moi qu’on avait confié le contact avec ces bestioles.

Commençons par les poules.

Ne craignez rien, je ne vais pas m’égarer dans les dizaines de mixtures dont usent peintres et cartographes pour agglutiner, diluer et sécher les couleurs. Cette activité tient de l’Alchimie, à laquelle je ne me suis jamais vraiment adonné.

Et tant d’histoires me restent à raconter, tant d’univers auxquels vous faire aborder !

Je signale seulement, je résume.

Sachez que l’œuf, soit complet, soit le blanc, soit le jaune, n’a pas son pareil pour agglutiner les poudres colorées, minérales ou végétales.

D’où ma fréquentation régulière des poulaillers.

 

C’était aussi au quasi puceau que j’étais alors d’aller rougir en caressant longuement le ventre des veaux et des agneaux pour choisir celui qui donnerait la surface la mieux à même d’accueillir une carte d’Afrique. La suite de la mission perdait de son agrément lorsqu’il fallait mettre à mort celui dont je venais de flatter ainsi les parties les plus tendres, et se changeait en cauchemar quand je devais apporter au tanneur cette peau fraîchement découpée et participer aux traitements qu’on lui faisait subir, lesquels dégagent une rare puanteur.

À propos d’effluves, me revient l’acre bouffée qui emplissait l’atelier chaque matin.

L’urine humaine possédant, paraît-il, de rares capacités de dilution, celui d’entre nous qui n’avait pas trop abusé d’alcool la veille au soir était convié à pisser dans une boîte.

 

Je n’aurai garde d’oublier mes amis lapins et poissons. Des os de ceux-là, des arêtes de ceux-ci, sachez qu’on tire des colles dont on enduit les vélins et les parchemins avant d’y tracer quoi que ce soit.

 

Je n’ai pas fini. Quand je repense à cette époque, il me semble avoir passé mon temps en compagnie des animaux.

Qu’est-ce qu’un cartographe ?

Un chercheur de bécasses.

Car cet oiseau porte sur son aile la plus fine des plumes de toute la Création. C’est la plume épiptère.

Sans la finesse de sa pointe, jamais tous les noms de lieux ne réussiraient à entrer dans une carte, aussi grande fût-elle.

Les vrais chasseurs savaient la valeur pour nous de cette rareté. Ils nous la proposaient à des prix extravagants. Mieux valait la traquer nous-mêmes. C’était encore et toujours à Bartolomé, fragile des bronches depuis sa naissance, d’aller, l’hiver venu, se perdre dans les bois ou, pire, patauger dans des marais glacés.

La bécasse devine-t-elle son rôle caché mais crucial dans la représentation du monde ? C’est à croire. À l’instant de trépasser, ses yeux vous fixent d’un tel air qu’on dirait qu’elle acquiesce à son sort. Et son ultime spasme est pour vous tendre ses ailes.

 

*

*  *

 

Quand j’y pense, les bêtes pullulaient, et de toutes sortes, dans la Lisbonne que j’ai connue. La ville n’était pas seulement nourrie, vêtue, dessinée grâce aux animaux, mais enchantée par eux.

Ce jour-là, absorbé par une calligraphie particulièrement minutieuse (faire tenir sur le tout petit disque représentant l’île de Minorque vingt-sept appellations de ports, villages, caps et mouillages), j’avais résisté à la curiosité générale et dédaigné l’arrivée d’un nouveau navire. Maître Andrea me fit appeler au port : je manquais un phénomène exceptionnel, alors qu’un bon cartographe se doit de tout connaître.

Je laissai tomber ma plume de bécasse et accourus.

Lorsque j’arrivai, deux palans tentaient de hisser la pierre énorme qui se trouvait sur le pont de la caravelle. Quelle étrange cargaison ! On aurait dit un rocher gris, plus large que haut, un rocher particulier puisqu’il possédait deux yeux, une bouche, quatre pattes et une queue. Ce rocher-là pétait, activité inconnue, semble-t-il, des autres rochers. Une corne, courte mais large du bas, lui était poussée et pointait vers le ciel comme s’il voulait, ô sacrilège, menacer le Très Haut.

Sous les acclamations, le rocher vivant fut soulevé voyagea quelques instants dans les airs, avant d’être déposé, un peu brutalement, sur le quai.

Et maintenant, tandis que les enfants, malgré les soldats qui tentaient de protéger le monstrueux visiteur, lui lançaient des cailloux, s’enchantant de les voir rebondir sur sa peau-carapace, la plupart des adultes tremblaient, mi-répugnés mi-fascinés, et hurlaient :

— Qu’on le rejette à la mer !

— Il va nous porter malheur !

— C’est une incarnation du diable !

— La peste est en lui !

— Ou des maladies pires !

Cette agitation n’atteignait pas la bête. Elle conservait son immobilité minérale, seulement interrompue, à intervalles étrangement réguliers, par l’éjection d’une matière verdâtre qui, dès que tombée sur la chaussée, devenait bouse.

À la fin de la journée, pour mettre fin à ces désordres qui menaçaient de dégénérer, un bataillon entraîna l’animal en lieu sûr.

 

La polémique ne se calma pas pour autant. Bien au contraire. Désormais soustraite aux regards, la bête était livrée à la folie de l’imagination populaire. Chaque jour elle devenait plus grosse, plus démoniaque, plus redoutable. En chaire, deux curés s’affrontèrent.

Celui de l’église Sainte-Marie-Madeleine parlait le dimanche, à la deuxième messe. Oubliés ses prônes habituels qui ennuyaient tout le monde, ses diatribes contre les mauvaises pensées des femmes et l’intempérance des hommes. Ses attaques contre le monstre avaient soudain multiplié par dix son auditoire. On se battait pour l’écouter s’époumoner contre la présence maléfique.

Son argumentation suivait deux lignes qu’il alternait ou combinait savamment selon les dimanches.

Première ligne :

— Chassons, mes frères, chassons sans attendre cette insulte à Dieu ! Qu’a voulu le Créateur ? Un monde d’ordre, avec une place pour chacun. Or regardez cette bête immonde et plus encore insolente ! Ne voyez-vous pas qu’elle ose narguer la volonté divine en mêlant les règnes ? C’est le Diable qui, pour brouiller nos repères, nous a envoyé cette combinaison contre nature d’animal et de minéral !

Deuxième ligne :

— Mes bien chers frères, savez-vous d’où nous arrive cette horreur ? D’un trou. Oui, mes frères, d‘un trou dans le temps ! Avez-vous vu cette forme, et cette peau d’avant l’Histoire ? Cet animal n’est pas d’aujourd’hui. Ni d’hier. Il ne vient pas seulement de loin, mais du fin fond des âges. Et il ne vient pas seul. Par ce trou du temps vont à sa suite déferler sur nous des fléaux plus terribles encore, des épidémies, des inondations, des cavaliers de l’Apocalypse…

Quelle que fût la ligne choisie par le prédicateur, elle aboutissait toujours à la même conclusion : brûlons ce cadeau empoisonné et tout autant le bateau qui nous l’a livré depuis les enfers. Et refermons à jamais l’orifice par lequel le malheur nous attaque !

La foule se retenait d’applaudir, puisque l’évêque l’avait interdit sous peine d’excommunication, et courait à deux pas, jusqu’à l’église Saint-Nicolas.

— Louons Dieu, répondait l’autre curé sur le même ton, tout aussi véhément. Oui, célébrons Notre Seigneur dans toutes Ses productions. Et hautement disons notre gratitude à ceux qui bravent les lointains ! Grâce à ces valeureux capitaines nous étendons chaque jour notre connaissance de la Création, de son inépuisable diversité. Et dénonçons comme hérétiques ceux qui nous demandent de trier dans cette Création. Qui sommes-nous pour choisir parmi les œuvres du Seigneur ?

L’assistance hochait la tête et s’en allait répétant tout bas : Il a raison. Qui sommes-nous pour choisir ? Certains, plus déterminés, s’en retournaient vers Sainte-Marie-Madeleine pour combattre l’hérésie naissante. Des diacres de l’autre opinion les y attendaient. Des rixes éclataient.

C’est dans l’espoir d’apaiser les esprits en les distrayant que l’autorité municipale décida d’organiser le combat.

 

*

*  *

 

La place du Pilori est l’une des plus appréciées de la population. Les autorités y attachent sur des roues les malfaiteurs qu’elles ont réussi à attraper. De temps à autre, à coups de bâton, des bourreaux viennent leur briser les membres. Les femmes s’évanouissent, les hommes applaudissent, les enfants s’amusent à cracher sur les plaies des suppliciés : c’est un lieu de hautes réjouissances.

Ce jour-là, le spectacle proposé par le Pilori était d’une nature différente. Les privilégiés se pressaient aux balcons, les autres s’entassaient contre les façades, montant sur des caisses pour tenter de mieux voir. Des palissades avaient été dressées, qui faisaient de la place une arène d’un ovale presque parfait. Et en plein centre, au lieu des roues ensanglantées, se tenait un colosse : un nez aussi long que la queue, des pattes semblables à quatre arbres, des oreilles plus longues qu’un parasol, des couilles plus grosses qu’une tête, des bouses plus hautes et larges qu’une taupinière. Bref, un éléphant. Une vieille connaissance, depuis les récits effrayés des Romains et les dessins et peintures qui en avaient été tirés. Comment les caravelles parvenaient-elles, sans chavirer, à transporter de telles masses jusqu’ici ? Une fois de plus, il fallait saluer l’habileté et le courage des marins.

Bientôt, du côté opposé, se présenta son adversaire, le rocher vivant.

Deux cavaliers armés de longues lances lui piquaient l’arrière-train pour tenter d’augmenter son allure par trop paresseuse. Ils n’y parvenaient pas. Les lances ricochaient.

Après avoir hurlé de stupeur et d’effroi, la foule s’impatienta.

Car, au lieu du spectacle sanglant promis, rien ne se passait.

Les deux bêtes tardaient à s’animer.

De plus en plus nombreux, des projectiles, pierres, bouts de bois, mais aussi chapeaux, chaussures, quelques poignards, volèrent bientôt en direction de ces combattants si scandaleusement pacifiques. Le rhinocéros se tenait toujours immobile face à l’éléphant, lequel ne lui prêtait pas la moindre attention, occupé qu’il était à promener nonchalamment sa trompe sur ces projectiles qui jonchaient maintenant les pavés de la place. Ne trouvant rien à son goût, il agitait ses gigantesques oreilles.

Soudain, le rocher cornu, furieux de ce dédain, leva la patte avant droite, en frappa deux fois le sol et, sous les acclamations, chargea.

Tout géant qu’il était, l’éléphant prit peur. Un instant, il se figea. Il émit un cri rauque. Ses oreilles battirent comme des mains qui applaudissent. Et juste avant que la corne de la pierre vivante ne lui pourfende le poitrail, il pivota sur ses pattes de derrière et, stupéfiant d’agilité, s’enfuit.

Il défonça une balustrade, écrasa une bonne dizaine de spectateurs, sous les huées s’engouffra dans la rue des Orfèvres et disparut. Le plus étonnant, c’est qu’on ne retrouva jamais sa trace. À l’exception de deux défenses fraîchement coupées.

Elles parurent, dès le lendemain, offertes place Terreiro do Paço, sur un étal reculé. Elles ne restèrent pas longtemps, perdues parmi salades et rutabagas. Neuf heures sonnaient à l’église Saint-Julien que, déjà, un envoyé du bijoutier Lazaro les emportait. Une question, une seule, lui avait suffi pour obtenir du marchand un prix ridicule :

— Quelle merveille ! Mais d’où la tenez-vous, mon brave ?

 

Quant au rocher, vainqueur du combat, il fut, sous les vivats, reconduit à sa cage. Cette gloire lui coûta cher. Un matin, on le retrouva sans corne. Quelqu’un la lui avait sciée dans la nuit. Sans doute le scieur n’avait-il pas oublié les gloussements du public féminin lorsqu’était apparue cette glorieuse excroissance. Une poudre fut discrètement proposée aux hommes les plus riches – et par suite les plus âgés – de la ville. À l’évidence, le vendeur la garantissait issue de la fameuse corne et possédant les mêmes pouvoirs de rendre rigides les extrémités les plus flaccides. On dit qu’une jeune femme, peu après, s’étonna des performances inhabituelles de son vieil époux et, encore tout essoufflée, lui en demanda la raison.

Lisbonne est la ville des secrets éventés. Le lendemain, toute la population voulait de cette poudre magique. Pour répondre à la demande, le vendeur accrut sa production en mêlant toujours plus d’ingrédients divers (coquillages pilés, os de taureaux broyés, graviers du rivage…) à une quantité toujours décroissante d’extraits de rhinocéros. Un certain jour, amantes et amants durent se rendre à l’évidence : la mixture avait perdu ses pouvoirs. Le commerçant fut arrêté et finit sa vie mensongère, battu à mort, sur la place même du pilori qui avait vu le triomphe du monstre cornu.

Les armateurs donnèrent mission à leurs capitaines de rapporter d’Afrique, plutôt que des esclaves, ces bêtes aux perspectives commerciales autrement plus intéressantes. Hélas, avertis d’on ne sait quelle manière, peut-être par l’un des innombrables oiseaux migrateurs qui ont élu le Portugal pour escale, les animaux de cette espèce se cachèrent. On n’en put débarquer qu’un, cinq ans plus tard, un enfant rhinocéros dont la corne encore molle ne fit rêver personne, aucune femme ni aucun homme, même parmi ceux que la nature avait parcimonieusement dotés.

L'Entreprise des Indes
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